Fondation
Émile-Nelligan

Éloge du lauréat du prix Serge-Garant 2006

John Rea

Texte de Jacques Drouin
président du jury

Rendre hommage à John Rea est pour moi un moment bien particulier et j’ai dû fréquenter des avenues qui ne me sont pas familières. Les pistes sont nombreuses, les lièvres tout autant, espérons quelques trophées. En amorçant ma recherche, un léger vertige s’est emparé de moi suite à la lecture de cette citation de Hazrat Ali, khalife musulman du 7e siècle, qui disait : « qui fait ton éloge t’assassine ». Rassures-toi John, loin de moi l’idée de vouloir commettre ton assassinat.

Comme tu le dis si souvent : « il faudrait commencer par une recherche musicologique ». Voici donc quelques moments musicaux, sans ordre chronologique, quelques souvenirs hors du temps :

2002 : L’orchestration des Sieben frühe Lieder de Gustav Mahler pour voix et piano, commandée par le Nouvel Ensemble Moderne. Si je connaissais bien le compositeur John Rea, je ne connaissais pas sa méthode. Dans une seule matinée dominicale d’octobre 2001, nous n’étions pas à la messe, mais devant nos écrans d’ordinateur en train d’échanger de premières informations que tu as vite exploitées, complétées pour finalement aboutir après quelques heures seulement au plan de réalisation.

Organisation, efficacité des recherches, enthousiasme, réflexion, les dés étaient jetés. La réalisation du projet se confirmait quelques mois plus tard par cette magnifique orchestration de ces Lieder. Tu avais réussi à combiner la sonorité mahlérienne à la tienne, à créer un original à partir d’un original. S’agirait-il d’une réalisation de type post-moderne ?

Dans le même ordre d’idée, mais cette fois-ci en 1995, on ne peut passer sous silence ta magistrale réorchestration de Wozzeck d’Alban Berg, commandée aussi par le NEM dans une formation légèrement augmentée (21 musiciens). Véritable tour de force que de concilier puissance et effectif instrumental réduit. Ton ingéniosité, ton savoir-faire de grand alchimiste sonore ont su préserver toute la tension dramatique de cette œuvre. Cette formule instrumentale « allégée », maintenant éditée chez Universal, a permis à ce chef-d’œuvre d’être présenté à plusieurs occasions auprès d’un auditoire élargi ici comme à l’étranger. Chacune de tes œuvres, originale ou réorchestration, est porteuse d’une connaissance, d’une curiosité, d’une recherche qui propose à l’auditeur un moment d’écoute privilégié : la science transcendée par la poésie, la philosophie, le savoir.

Gammes, modes, arpèges, mouvements « spriraliques »… permettez-moi d’utiliser ce néologisme. Tous me diront que l’adjectif spiralé serait d’usage, mais je trouve que le mot manque d’éclat ; de magique, de fantastique, de ludique, d’onirique bref spiralé manque de « ique » (son hic d’ailleurs). Je dois cette déviation, cher John, à la lecture de tes articles publiés dans la revue Circuit où j’y ai subi ton influence sans aucun doute. Ces moments de lecture et de relecture ont été d’un grand ressourcement. Quelle impressionnante maîtrise de la langue, des langues devrais-je dire, anglais, italien, allemand, latin et grec pour la signification étymologique, français. Y a-t-il un ange qui te corrige parfois ? La rigueur, l’intuition, la précision des faits, l’humour, la folie…

Oh my God ! me disais-je par moments, ce gars-là est complètement fêlé.

Petite parenthèse : Pour la circonstance, j’avais sur ma table de travail quelques documents que j’avais saisis sur des sites Web avec, entre autres, une très bonne photographie de toi dégageant une grande sérénité, sagesse, bref le genre pas du tout perturbé… Et je poursuivais la lecture de ton article Nashville ou Darmstadt le masque mortuaire de la post-modernité, je regardais à nouveau cette photo angélique et je me disais : Il y a quelque chose qui cloche, ce gars-là n’est pas seul avec lui-même, c’est une armée de personnages. J’avoue que j’ai pris grandement plaisir à en fréquenter quelques-uns ! Didier Erasme, humaniste hollandais de la mi-15e à la mi-16e siècle, disait ceci :
« C’est bien la pire folie que de vouloir être sage dans un monde de fous. »

Aaah ! ça m’a réconforté. (fin de ma parenthèse et retour à la musique)

2001 : J’ignore si j’étais un homme rêvant alors que j’étais un papillon ou si je suis à présent un papillon rêvant que je suis un homme, c’est le titre, pour orchestre de chambre et Disklavier (obbligato). En amorce, une lente progression d’événements sonores, des battements d’ailes transformés subtilement pour en arriver à nous faire oublier le temps qui s’écoule. Tantôt la musique évolue dans un milieu d’apesanteur, tantôt elle est déstabilisée par l’amplification des progressions rythmiques, le chaos, véritable flux d’arabesques sonores réalisé par une intelligente utilisation de la technologie. La magie de cette œuvre, c’est qu’après ses 29 minutes de durée, on a l’impression que le temps s’est arrêté, notre perception a été trompée, l’alchimiste du temps s’est bien joué de nous.

En contraste avec l’Homme papillon, en 1991 était créé ton quatuor à cordes Objets perdus, véritable bijou de miniatures. Ces fragments musicaux nous étonnent par leur force motrice, la simplicité mélodique, le geste rituel, tout cela présenté avec autant d’intelligence que de raffinement.

Dans cette même période 1990-91, Las Meninas, pour piano, faisant allusion au chef-d’œuvre peint par Vélasquez au XVIIe siècle. Ces variations transformelles des Scènes d’enfant de Schumann nous plongent dans un univers curieux aux discours multiples où il est question de perception, d’image sortant du cadre, d’image sonore s’associant à 21 personnalités musicales (compositeurs, interprètes, musicologue) circulant tour à tour à travers ces scènes, s’entremêlant dans une parfaite osmose. Un pur délice pour les oreilles. Pur délice également pour les gens qui te fréquentent et quelle chance pour tes étudiants de t’avoir comme mentor. Tu sais les diriger, les conseiller, les corriger au besoin, exiger le meilleur d’eux-mêmes, voire leur dépassement et en faire des êtres responsables.

J’ajoute à ce grand dévouement ton implication comme président du Jury au Forum des jeunes compositeurs présenté par le NEM et ce, depuis le tout début en 1991. Tu t’investis toujours avec autant d’écoute, de disponibilité, d’intégrité dans cet événement qui s’adresse aux jeunes créateurs du monde entier. On ne pourrait passer sous silence ton implication dans le milieu musical montréalais, ta présence sur les différents comités artistiques sur lesquels tu as siégé ou tu sièges encore, ta générosité, ta qualité de conciliateur, ton érudition font de toi un être d’une valeur inestimable. N’y a-t-il point de défauts chez toi ?

J’ai retenu des premières lignes de l’articleNashville ou Darmstadt…, mentionné plus tôt, que tu ne détestais pas chanter pour toi-même du country western (ça peut encore aller) ou entonner le renversement rétrograde d’une série de 12 sons strictement sérielle dans le style de Ernst Krenek… tel que revu par le philosophe de la musique Carl Dahlhaus, lui-même inspiré par Adorno…et tel que mis en pratique par Brian Ferneyhough.

Ouf ! ce n’est pas léger ! Tu ne te rends pas la vie simple et c’est long par moments tes explications, tu pourrais au moins supprimer Brian Ferneyhough. C’est Flaubert qui disait : « qu’il faut pourtant que la critique se mêle toujours à l’éloge, le serpent aux fleurs, l’épine aux roses, la vérole au cul. »

John, si tu n’existais pas est-ce qu’on pourrait t’inventer ?

Alors comme dirait Jacques Brel :
Ne NOUS quitte pas !

Merci

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