Fondation
Émile-Nelligan

Éloge du lauréat du prix Serge-Garant 2012

André Hamel

C’est un grand honneur pour moi que d’avoir présidé cette année le jury du prix Serge-Garant de composition, décerné par la Fondation Émile-Nelligan. La responsabilité était grande. Plus d’un compositeur québécois ou actif au Québec mériterait cette année qu’on souligne par une récompense la qualité de sa production, son impact sur la vie musicale et culturelle ou encore son rayonnement auprès du public, qu’il s’agisse d’un public composé d’avertis ou de mélomanes au sens large. Il a fallu choisir. Et je dois avouer que les discussions qui ont conduit au choix d’André Hamel ont été passionnantes. Je tiens d’ailleurs à souligner le sérieux et la compétence des membres du jury de cette édition. Je les remercie pour leur dévouement à la cause de la création musicale, tout comme je remercie Michel Gonneville, ancien lauréat du prix, et Manon Gagnon, cette dernière de la Fondation Émile-Nelligan, qui ont si bien encadré nos échanges.

En guise de préambule aux discussions à proprement parler des candidatures proposées, nous nous sommes interrogés sur le sens qu’on peut attribuer à ce prix Serge-Garant, au but d’une telle récompense. Le nom même donné à ce prix, en l’honneur du compositeur Serge Garant, décédé en 1986 à l’âge de 57 ans, s’est révélé significatif. Ont été invoqués les nombreuses facettes de sa carrière de musicien, la qualité de l’œuvre que Garant a laissée derrière lui, la rigueur de sa pensée, son exigence, son refus des solutions faciles. Mais aussi sa vision du rôle du compositeur. Nous nous sommes souvenus de la portée sociale, voire politique, de son action, l’inscription véritable du geste créateur dans son temps et dans son lieu. Ces réflexions nous ont aidés à orienter nos échanges, et à nous conforter dans ce choix, difficile, je le rappelle, mais dont tous les membres du jury sont solidaires (le vote a été unanime).

Les règlements du Prix sont clairs : la « valeur de l’œuvre » est le seul critère qui doit ici être pris en considération. Et nous nous y sommes contraints. Cela étant, les membres du jury n’ont pu s’empêcher de reconnaître que l’octroi de ce prix peut aider significativement une œuvre – déjà forte et personnelle, c’est acquis – à prendre une ampleur plus grande encore, à atteindre un public plus large. Ce prix ne correspond-il pas en quelque sorte à une poussée amicale dans le dos du (ou de la) récipiendaire? À lui signifier : « Continuez dans cette voie. La qualité des œuvres existantes fait foi du sérieux de votre démarche. Poursuivez votre route et que l’indépendance plus grande que vous procurera sans doute cette reconnaissance officielle, que cette indépendance soit garante – sans jeu de mots – de contributions artistiques substantielles dans les années à venir ! ». C’est ce que nous voulons dire à André Hamel.

Pour reprendre les mots d’un des membres, « modernité et intégrité » sont des deux qualificatifs qui viennent à l’esprit lorsqu’on plonge dans l’univers d’André Hamel.

Il a su conserver au fil des ans un idéal de modernité – cet idéal qui animait plusieurs d’entre nous déjà dans les années 1970 – tout en développant un style bien de son temps, qui n’a rien de passéiste. En cela il est un digne héritier de Serge Garant, qui a été l’un d’un de ses professeurs, même si leur vision du langage musical a pu, on s’en doute, diverger par moment (j’aimerais en discuter avec lui !). Depuis lors, André Hamel a librement puisé, sans gêne aucune et de manière très productive, dans une variété de traditions musicales. Il exploite la diversité des réalités sonores actuelles, ce qu’il désigne comme la polyréalité. Selon ses propres termes, il tente d’allier rigueur et souci de la structure musicale avec l’intuition, sans s’emprisonner dans nul système (clin d’œil en passant à Mallarmé…).

Le disque-portrait La Trilogie du presto, un projet réalisé au moins en partie à compte d’auteur par le compositeur, paru chez ATMA en 2007, a reçu d’excellentes critiques. Réjean Beaucage, dans La Scena musicale, parle de « luxuriance sonore »; John S. Gray, dans Whole Note, considère pour sa part Hamel comme l’un des plus audacieux compositeurs canadiens et en quelque sorte un successeur (logique, ou peut-être illogique, précise-t-on !) de Claude Vivier. À chaque fois, la qualité des interprétations (Catherine Perrin, Julien Grégoire, l’ensemble Quasar, Catherine Perron, Angela Tosheva, etc.) est soulignée. Les membres du jury ont été impressionnés et séduits.

En juin 2007, l’œuvre pour ensemble de saxophones, À huit, qui figure en bonne place sur ce disque, a été considérée par les délégués de la Tribune internationale des compositeurs comme l’une des plus marquantes des cinq dernières années. Outre les deux œuvres gagnantes de cette édition de la Tribune, les membres de 33 réseaux nationaux de radios, venus des quatre continents, ont sélectionné et recommandé 11 œuvres marquantes, dont celle d’André Hamel, interprétée par les quatuors de saxophones « cachés » Quasar (Québec) et Arte (Suisse). À huit poursuit une démarche sur la spatialisation des sources sonores et sur la théâtralité qu’André Hamel a développée depuis une vingtaine d’années, notamment avec ses collègues du collectif Espaces Sonores Illimités qu’il a cofondé en 1993 (j’y reviendrai). À huit a particulièrement impressionné les membres du jury. Cette composition s’inscrit logiquement dans la foulée d’une autre œuvre composée pour ensemble de saxophones, Brumes matinales et textures urbaines (pour traitement numérique en temps réel), qui s’est mérité un 2e prix ex æquo au Concours collégien de musique contemporaine. Ce prix, qui s’ajoute à d’autres déjà reçus, est particulièrement cher au compositeur, car il montre que sa musique a un impact direct sur ceux qui formeront – on l’espère – la relève du public de la musique contemporaine (et je suis particulièrement fier de rappeler que l’initiative de ce concours annuel, créé en 2008 sur le modèle et du prix des collégiens en littérature (et d’un prix des lycéens français de composition), est due à des enseignants du Cégep de Sherbrooke), ma ville d’attache depuis 20 ans.

Vous pardonnerez au professeur d’histoire que je suis de rappeler quelques points de repère biographiques. Âgé de 57 ans, issu du rock, André Hamel a complété une maîtrise à l’Université de Montréal en composition instrumentale avec Serge Garant et Michel Longtin et en composition électroacoustique avec Francis Dhomont. Pour l’anecdote, il conduit alors un taxi pour subvenir à ses besoins (comme jadis Philip Glass…; on lui souhaite les mêmes cachets dans un avenir prochain…). André Hamel s’inspirera de ses découvertes dans le domaine de l’électroacoustique pour quelques œuvres pour bande seule (le seul titre de L’Esprit ceint dans son corset est en soi tout un programme…), mais également dans plusieurs œuvres faisant appel à un traitement sonore en temps réel.

Très tôt, Hamel a été actif dans son milieu en faisant partie en 1985 des membres fondateurs de la Société des concerts alternatifs du Québec (maintenant Code d’accès), qui nous a valu des soirées fort… originales (pour me restreindre à un seul qualificatif !). Je l’y ai croisé à de nombreuses reprises, tout comme à d’innombrables concerts par la suite. Encore aujourd’hui, il demeure les deux pieds ancrés dans son milieu, que se soit au sein de la SMCQ (il a été membre du comité artistique et du conseil d’administration) ou du festival Montréal/Nouvelles Musiques. Ou, dans un autre ordre d’idées, comme lorsqu’il compose une œuvre pour des élèves de la commission scolaire Pointe-de-l’Île (2009).

Loin de créer dans une tour d’ivoire, André Hamel favorise en effet les collaborations. Notamment avec d’autres compositeurs, comme dans le collectif Espaces sonores illimités, qui comprend au départ Alain Dauphinais et Alain Lalonde, et qui cherche à créer des évènements musicaux exploitant la mise en espace des sons. Le collectif vise ainsi à individualiser et à dynamiser l’acte d’écoute, chaque auditeur ayant une expérience personnelle distincte de l’œuvre.

Parmi les autres œuvres collectives figurant au catalogue d’André Hamel, je mentionnerai Musique au fil de l’eau, pour 8 musiciens dans une procession flottante, une Water Music nouvelle manière, entendue dans la région de Val-David en septembre 2006; la Symphonie des éléments, dont il a composé le premier mouvement, Maëlstrom, pour orchestre d’harmonie, destiné au festival international Montréal/Musiques nouvelles en février 2005; ou encore Sonarium, une installation sonore intégrée à un jardin aménagé dans le cadre de l’évènement « International Flora Montréal 2006 », réalisée avec deux compositrices (Diane Labrosse et Roxanne Turcotte) et où les sons rappelant la nature s’intègrent aux sons extérieurs. Sans oublier bien sûr la Symphonie du Millénaire, composée en 2000 par 19 compositeurs. Ou encore sa collaboration avec la chorégraphe Guylaine Savoie pour la conception d’une vidéodanse en 2006. Certains se souviendront du spectacle pluridisciplinaire Urnos, musique de scène créée pour La Nef en 2004 et reprise en 2011 à l’Agora de la Danse, une supercherie… – oups ! pardon –… une reconstitution musicale de haut niveau [prétendument] basée sur un fragment musical inédit découvert dans la vallée de l’Indus et qui serait daté de 5000 ans (ai-je révélé le punch final?). Des instruments spectaculaires, ancêtres de la cornemuse, ont été conçus spécialement pour cette production également fort bien reçue.

Car les œuvres de ce compositeur original ne passent pas inaperçues. Ce qui m’amène à revenir brièvement sur l’intérêt très vif que porte André Hamel à la spatialisation des sources sonores. Autant préoccupé par la création musicale elle-même que par les conditions de sa production, il s’est démarqué en 1998 tant par sa participation à la Symphonie portuaire pour sirènes de bateaux, trains, voitures et pompiers, que par la création de In auditorium lors d’un concert de l’OSMSQ, impliquant à la fois l’Orchestre symphonique de Montréal et l’ensemble de la Société de musique contemporaine du Québec, œuvre pour 31 exécutants spatialisés qui lui a valu des critiques dithyrambiques (le mot n’est pour une fois pas trop fort) et le prix Opus de la création de l’année. J’ai d’ailleurs compté que le mot « spatialisé » revient une dizaine de fois dans la déjà longue liste des œuvres d’André Hamel. Un autre exemple éloquent est cette Musique pour fanfares pour 50 musiciens répartis en trois fanfares en mouvement, qui ouvrait en 2005 le Festival de musique actuelle de Victoriaville.

Enfin, tout comme Serge Garant avait pris l’initiative d’un regroupement des musiciens pour le « oui » au moment du premier référendum de 1980, André Hamel a les deux pieds bien ancrés dans la réalité québécoise. En fait foi sa participation en tant que compositeur à la « Fanfare in situ », le 8 juin dernier sur l’avenue Mont-Royal à Montréal, alors réservée aux piétons. Y participaient, circulant dans la foule quelques musiciens professionnels, mais aussi des dizaines d’amateurs et des étudiants. Le hasard a voulu que l’évènement ait lieu en plein « Printemps érable », et que lors de la seconde performance, en soirée, une manifestation avec casseroles ait entraîné une participation inattendue du public, ce qui a réjoui André Hamel au plus haut point. Cette action sociale a été évoquée par le jury. Impliqué de près dans la formation de la relève, André Hamel enseigne la composition et la formation auditive au Cégep Marie-Victorin. On croit volontiers ses élèves entre très bonnes mains (et on imagine leurs oreilles ouvertes à cette polyréalité qui lui est chère…).

En conclusion, de 11 par 8 à Continuum interruptus, en passant par Deux baguettes dans un presto, André Hamel nous offre des compositions inespérées, inouïes et inattendues (clin d’œil cette fois à Réjean Ducharme). Mes collègues du jury ont d’ailleurs signalé la précision des partitions qui sortent de son ordinateur et qu’il propose aux interprètes. Si la musique semble souvent improvisée, explorant toutes les nuances entre le bruit brut et le son « musical » (entre guillemets, bien sûr), la notation, elle, est d’une grande précision, permettant un rendu fidèle de la part d’interprètes qui n’auraient eu aucun contact avec le compositeur. C’est le signe d’un réel souci du détail et d’une solide conception du résultat sonore global qu’il s’agit d’obtenir. Là encore, Hamel se révèle un digne élève de Serge Garant. Ce qui me permet de boucler la boucle, en félicitant en mon nom personnel et en celui des autres membres du jury le lauréat, en lui donnant une amicale poussée dans le dos et en nous souhaitant à tous de revivre bientôt l’une ou l’autre de ses musiques vivantes et environnantes, In auditorium ou In capella, à L’aube claire.

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