Fondation
Émile-Nelligan

Allocution du lauréat du prix Serge-Garant 2009

Yves Daoust

 

Montréal, le 2 décembre 2009.

Inutile de vous dire à quel point je me sens honoré de recevoir le Prix Serge-Garant. Je suis profondément touché. J’ai été d’autant plus ému que c’est Gilles Tremblay lui-même qui m’a appelé pour m’annoncer la bonne nouvelle. Quelle joie, en effet, de l’apprendre de la bouche de celui qui fut mon professeur et mon mentor, pour devenir par la suite un collègue, et surtout un ami envers qui mon admiration n’a jamais cessé, et a même monté de plusieurs crans, suite à l’audition récente de son admirable opéra. Et je me sens intimidé à la lecture des noms de mes prédécesseurs, récipiendaires de ce Prix prestigieux, et aussi devant la liste plus qu’impressionnante des membres du jury. Je me suis bien demandé qu’est-ce qu’il leur était arrivé ce matin-là. En avaient-ils fumé
du bon ?…

Parce que, bien sûr, on doute toujours de soi, de la valeur, de « l’utilité » de ce qu’on fait, dans cette société qui nous confine à la marginalité. Quel sens cela a t-il donc aujourd’hui d’être un créateur, dans ce monde étrange et surréel de la répétition, dans lequel la musique « officielle » est celle du beat dictatorial imposé par les machines, à 120bpm. Musique du système, qui a remplacé les marches militaires d’autrefois, qui conduisaient les masses vers une mort « glorieuse ». Aujourd’hui, c’est vers les walmart, costco, Ikea et autres nouvelles Cathédrales du bonheur que nous entraînent ces pulsations numériques. On ne meurt plus, ou très peu, sur les champs de bataille, mais on meurt autrement, on s’éteint de l’intérieur.
Où est donc notre place, nous qui faisons souvent figure d’extra-terrestres aux yeux de l’immense majorité de la population consommatrice? Si la société actuelle se situe « Après l’Histoire », comme l’écrit l’essayiste français Philippe Muray, qui sommes-nous donc alors? Une espèce en voie d’extinction?
Certes, nous sommes liés au passé, puisque nous continuons de revendiquer l’appartenance à l’Histoire. Mais par cela même, nous incarnons aussi l’avenir, ce qui accentue notre « anachronisme » dans ce monde de l’instantané, axé sur la consommation débridée, coupé du passé et peu soucieux de ce qui suivra.

Pessimiste, me direz-vous ? Un peu, sans doute. Il ya de quoi l’être, je pense. Mais certainement pas défaitiste. Je le serais que j’aurais depuis longtemps renoncé à composer. Quoiqu’on puisse toujours décider de le faire pour soi, pour son plaisir et son épanouissement personnel. Mais par contre, j’aurais quitté depuis longtemps l’enseignement, refusant de contribuer à préparer des jeunes à suivre nos pas, à perpétuer, donc, l’Histoire.

Je fête cette année mes 30 ans d’enseignement au Conservatoire. Quel bonheur ça a été pour moi de côtoyer tous ces jeunes, dont plusieurs sont devenus des amis très chers. Sans eux je ne serais pas ici aujourd’hui, pour recevoir cette redoutable récompense. Dans des moments de doute extrême, de passage à vide, où j’ai eu envie de tout lâcher, ce sont ces jeunes, futurs compositeurs ou interprètes, qui m’ont redonné le courage de continuer. Leur engagement, leur passion, leur créativité, leur liberté, ont toujours été pour moi un moteur incroyable de vie. Ce que j’ai pu leur donner, ils me l’on rendu au centuple.

Redoutable récompense ? Redoutable en effet, parce qu’elle contient une sorte de requête implicite que j’entends très bien : « Yves, nous voulons que tu continues, nous attendons de nouvelles musiques de toi ». Un ami, membre par ailleurs de ce jury, m’a dit un jour qui n’est pas très lointain, alors que je vivais une épreuve personnelle très dure, « ta musique, elle t’appartient, personne ne peut te l’enlever » Il m’a par ces mots redonné le courage de me remettre au travail. Et le message que je reçois ce soir, du jury, bien sûr, mais aussi de vous tous qui me faites le grand honneur d’être présents, je le reçois comme une amicale mais très vigoureuse claque dans le dos, me poussant à continuer. Puisque vous y tenez, et vous l’aurez bien cherché, je vais donc sévir encore.
Merci.

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