Fondation
Émile-Nelligan

Éloge du lauréat du prix Ozias-Leduc 1998

Rober Racine

Par Maurice Forget
Président du jury

Il y a des artistes qui se démarquent par l’originalité de leur démarche et qui repoussent les limites de l’art. Il y en a d’autres qui fusionnent les arts pour en créer un nouveau, qui échappe aux catégories, mais qui touche par son caractère insolite et attractif. Il y a enfin les artistes que l’on nomme volontiers » conceptuels » dont le travail explore avec méthode et minutie une ou plusieurs idées qui se retrouvent à répétition comme constantes de leur travail.

En honorant Rober Racine du prix Ozias-Leduc 1998, le jury a voulu saluer un artiste qui entre bien dans ces trois types, mais dont le caractère propre résiste à toute catégorisation. C’est un artiste à la pluridisciplinarité à la fois mature, convaincante et riche. L’auditoire de l’artiste suit volontiers la fascinante évolution de la double idée de l’artiste, d’une part celle de la musicalité de la langue et de la littérature et de l’autre, la possibilité de donner une forme concrète, visuelle et temporelle à ce qui est purement pensée. Toutefois, chez Racine, la » musicalité de la langue » n’est pas celle des sons prononcés par celui qui parle : plutôt c’est un système inventé par l’artiste qui décode une musique cachée dans les mots.

Né à Montréal en 1956, Rober Racine fit d’abord l’apprentissage de la musique, en autodidacte. Vers 1971, il a eu un coup de foudre pour le piano. Les années 1973 à 1978 correspondent à une période très intense de composition musicale. En même temps, il découvre la littérature et commence à écrire. Cette dualité musique/écriture aura marqué tout son travail d’artiste, dans lequel les arts visuels occupent, selon l’artiste lui-même, la place d’un détour.

Dès 1973, l’artiste démontre sa virtuosité en exécutant des compositions pour le piano, en écrivant de la poésie et en faisant des performances qui allient le sonore et le gestuel. On a déjà beaucoup parlé des qualités de sa production, mais il est utile de revenir sur les moments marquants de celle-ci. À partir de 1978, il présente publiquement les Vexations du compositeur Érik Satie dont l’exécution intégrale des 152 notes jouées 840 fois de suite, occupe entre 14 et 18 heures. En 1980, avec l’œuvre intitulée Gustave Flaubert 1880-1980, l’artiste plonge dans l’univers de cet auteur dont il retranscrit les romans à la main. Puis, prenant le roman Salammbô, il fait des calculs à partir des mots, des phrases et des paragraphes, lesquels calculs le conduisent à élaborer un espace physique, un escalier aux proportions conformes à l’analyse structurale du roman. Lors de l’exposition Pluralités au Musée des beaux-arts du Canada, l’artiste a lu, sur 14 heures, le texte intégral du roman, gravissant une marche de cet escalier-sculpture après chaque chapitre pour ensuite, du sommet, se jeter dans le vide.

C’est sans doute avec son œuvre sur le dictionnaire que Rober Racine a le plus séduit son public. Ces travaux, qui ont duré plus d’une dizaine d’années, ont fait de la langue française, comme elle se trouve systématisée et répertoriée par les dictionnaires Robert, la base de recherches qui ont beaucoup fasciné. Le traitement du dictionnaire comme microcosme d’un univers à dimensions multiples se matérialise dans plusieurs projets, y compris l’œuvre qui se trouve au Musée d’art contemporain de Montréal, Le terrain du dictionnaire A/Z. Cette installation est une sorte d’avant-goût d’une œuvre imaginée il y a longtemps et pas encore réalisée intégralement, appelée Le parc de la langue française. Puis, il y a les 2130 Pages-Miroirs fabriquées à partir du Petit Robert. L’artiste arrive à des résultats étonnants à force d’obsession, de répétition, d’application ; il fait très grand avec très petit.

Dans Le terrain du dictionnaire A/Z, l’artiste a découpé, collé et réparti selon l’ordre alphabétique les 55000 mots du Petit Robert, montant les 5000 premiers mots (de » A » à » Bouillotte «), séparés de leurs définitions, sur des petits cartons-affichettes bleus piqués sur une grande surface carrée, où sont regroupés au centre, en configuration serrée et illisible, les 50 000 autres mots.

En 1992, l’artiste offre un avant-goût d’un éventuel Parc de la langue française lors d’une présentation à la Neuvième Documenta à Kassel en Allemagne où les mots commençant par la lettre » K «, imprimés sur des ovales d’acier poli, furent installés le long d’une allée dans la nature. Les » K » forment la section la plus courte du Petit Robert et on a fait remarquer qu’en français la lettre » K » débute en général des mots venus de langues étrangères comme karatékayakkibboutz et kiwi. Quel lieu tout indiqué que cette importante manifestation mondiale d’art contemporain, pour démontrer le caractère polyglotte de la lettre » K «.

Ce sont sans doute les Pages-Miroirs qui ont le plus séduit et stimulé les témoins de l’œuvre de Racine. Cette entreprise fait de l’artiste à la fois un copiste, enlumineur médiéval, constructeur, analyste et musicien. Avec ce qui restait de chaque page après l’enlèvement des mots, l’artiste crée une nouvelle œuvre, qui importe une logique propre et prédéterminée selon une multiplication d’interventions manuelles. Il applique de la dorure aux lettres en italiques ; il dessine des petits carrés de couleur et des notes de musique, souligne et fait des petits encadrés. Il isole dans les mots tous les noms de notes de musique (comme » sol » dans » soleil » et » si » dans » musique «) et, à partir de ces notes, il établit une musique pour chaque page. Pour ce travail essoufflant réalisé sur huit ans, l’artiste dit lui-même qu’il a passé par tous les états » de l’enthousiasme à l’envie de tout laisser tomber «.

Paradoxalement, l’artiste a déclaré que le parachèvement des Pages-Miroirs allait peut-être aussi marquer la fin de son travail en arts visuels. Dans une entrevue qu’il accordait au critique de l’hebdomadaire Voir en 1989, l’artiste disait, au sujet des travaux que je viens d’évoquer :

« Finalement, je me suis rendu compte que ce type de travail très planifié et très réglé c’est anti-moi… Je suis quelqu’un de spontané. Pendant toutes ces années, je n’ai pas pu parler de l’odeur des feuilles dans la bouette, exprimer la peur d’avoir un accident d’auto… J’écris présentement un roman. Et je veux composer de la musique. C’est long la vie c’est long d’arriver à comprendre des choses. Je ne ferai plus d’arts visuels ça été comme un long détour. J’y ai appris plein de choses. Je n’ai aucun regret. »

Presque dix ans plus tard, le roman a effectivement paru. Il s’appelle Le Mal de Vienne. Entre-temps, l’artiste ne semble pas avoir quitté le domaine des arts visuels, où sa notoriété va grandissant. La semaine après que le jury Ozias-Leduc eut tranché en sa faveur, on annonçait que l’important prix » Louis Comtois » lui était aussi attribué. Qu’il soit permis d’espérer que ces marques de reconnaissance soient vues comme autant d’encouragements que l’excellent artiste persistera.

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