Éloge de la lauréate du prix Gilles-Corbeil 2022
Nicole Brossard
par Jean-françois Nadeau
Historien et journaliste au quotidien Le Devoir
© Photo | Robert Etcheverry
En Amérique, le prix Gilles-Corbeil est tout à fait unique. Vous le savez : il célèbre, pour sa valeur exceptionnelle, une œuvre écrite en langue française qui s’enracine au Nouveau Monde.
Comment déterminer un lauréat ou une lauréate pour un prix aussi exigeant? Les décisions des jurys ne sont parfois pas faciles. Elles demandent des discussions laborieuses qui conduisent à faire des choix mitoyens afin d’en arriver, en commun, à dépasser les sensibilités de chacun, mais sans parvenir pour autant à vraiment satisfaire personne. Les prix littéraires deviennent ainsi, très souvent, la célébration d’un conformisme asséchant, au nom d’un médian rassurant. Rien de tel ici, bien au contraire. Je tiens à le dire.
La décision qu’ont rendue cette année les cinq membres du jury du Prix Gilles-Corbeil était vive, claire, sans la moindre ambiguïté possible. Cette décision a été obtenue dans la joie, en reconnaissance unanime, pleine et entière à une œuvre exceptionnelle. À titre de président du jury, j’ai donc l’honneur de vous faire part ici de notre décision de remettre le prix Gilles-Corbeil à l’écrivaine NICOLE BROSSARD.
Il nous est apparu d’emblée évident que l’œuvre de Nicole Brossard méritait d’être saluée par ce prix majeur. La qualité de l’écriture à la fois réfléchie et passionnée de Nicole Brossard ne s’est pas démentie depuis plus d’un demi-siècle. Poète, romancière, dramaturge, essayiste, Nicole Brossard est entrée en littérature dans les années 1960. Elle ne l’a jamais quittée. Et elle n’en a jamais dévié. Son œuvre, nourrie de lectures, de passions, d’amitiés, de solidarités et de voyages, est traduite en une multitude de langues. Elle témoigne d’une volonté de rencontres, d’échanges, d’interactions placées à l’enseigne de l’universel, de la fraternité, de l’humanité.
Qu’est-ce qui émane de l’œuvre de Nicole Brossard devant laquelle notre attention demeure tendue depuis si longtemps? Une constance d’abord. Une énergie. Une volonté. Une radicalité. Un sens de la durée aussi, dans un enracinement qui ne fait jamais fi du monde qui l’entoure. Toujours à l’affût de son époque, elle apparait capable de la précéder plutôt que de la suivre, ce qui est un accomplissement peu commun. Rien chez elle, pour ainsi dire, n’est forcé.
Pour qui s’y plonge pour la première fois, cette œuvre semble à première vue inclassable. Elle dit pourtant d’emblée, par où qu’on la prenne, la sincérité qui l’habite. Elle ne trompe pas. La grandeur de l’écrivaine, son appétit de vivre, de comprendre, de découvrir, d’aimer, d’être aimée et d’en témoigner dans une écriture audacieuse et maîtrisée constitue partout, à travers cette œuvre, une évidence.
Nicole Brossard nous enseigne, entre autres choses, à mieux concevoir le monde des femmes, à le repenser, à considérer enfin autrement sa place au cœur d’une humanité trop longtemps desséchée par abandon de sa moitié vivante. Ce n’est pas exagéré de dire que Nicole Brossard compte à cet égard au nombre des précurseures. C’est peu dire que d’affirmer que l’ensemble de son œuvre s’inscrit dans une perspective féministe forte, ponctuée d’accents charnels puissants.
L’écrivaine, à sa manière, pose les questions de l’héritage, des filiations, des durées, des transgressions. Il y a dans cette œuvre l’expression d’une volonté de tous les instants de se réapproprier le temps, de tracer sa voie dans l’Histoire, en passant par l’art et la littérature bien sûr, mais aussi par une plongée au cœur d’un quotidien revisité qui évite les pièges de la fuite en avant. Nicole Brossard questionne la mémoire, en cassant le fil linéaire avec lequel tant de vies se trouvent injustement liées et empêchées jusqu’à l’oubli. Il y a chez elle un rapport au temps fascinant que nous n’avons pas fini d’interroger. Le temps, sous sa plume, apparait en expansion, avalant tout, se moquant de la chronologie, avalant à la fois le passé et l’avenir, dans un présent sans cesse recomposé sous nos yeux. Le cadeau de son écriture apparaît ainsi tel un monde nouveau capable de s’engendrer en jetant des ponts vers d’autres œuvres, dans une correspondance au monde sans doute unique dans la littérature québécoise.
Il faut préciser encore ceci : cette œuvre, immense, se joue volontiers des genres, ce qui l’aide sans doute à transgresser les époques, à durer, à s’imposer. Ce n’est pas rien en un temps, le nôtre, où le conformisme apparait aussi fréquent que navrant.
L’œuvre de Nicole Brossard s’amorce véritablement par la parution, en 1965, d’Aube à la saison. En 1978 déjà, les éditions de l’Hexagone jugent bon de lui consacrer une rétrospective. En 2008 paraît D’aube et de civilisation, une anthologie de ses poèmes préparée par Louise Dupré. Parmi les romans qu’elle signe, Le Désert mauve (1987) et Baroque d’aube (1995) comptent parmi les plus importants. Au nombre des essais, retenons Et me voici soudain en train de refaire le monde (2015) ainsi que La lettre aérienne (1985). En poésie, il faudrait au moins noter les recueils Amantes (1980), Langues obscures (1992), Vertige de l’avant-scène (1997) et Musée de l’os et de l’eau (1999).
Nicole Brossard compte au nombre des fondateurs de la revue La Barre du jour, qui est à situer hors du champ d’une littérature alors surtout préoccupée par des considérations issues du seul terreau nationaliste. Elle participera aussi à la fondation du journal féministe Les Têtes de pioches. Au théâtre, la création collective intitulée La nef des sorcières, à laquelle elle collabore, marque un jalon important dans l’histoire de la scène française en Amérique. La littérature lui doit aussi Baiser vertige, une anthologie de la poésie gaie et lesbienne au Québec, de même qu’une Anthologie de la poésie des femmes au Québec, réalisée avec Lisette Girouard.
Très vite, très tôt, sans jamais s’arrêter, elle participe à quantité de rencontres nationales et internationales. Et elle écrit, jusqu’à aujourd’hui, sur un mode de plus en plus personnel où l’intime donne la main au collectif, sans jamais abandonner un militantisme féministe qu’elle contribue à instruire et construire. Si elle épouse tous les genres jusqu’à en donner à voir par moment d’étonnantes fusions, il est évident que Nicole Brossard maintient la poésie comme le centre de gravité de toute son œuvre. Elle le dit d’ailleurs : la poésie constitue le cœur de sa vie.
Le corpus de cette œuvre est riche. Il s’étend sur plusieurs périodes différentes qu’il serait vain de vouloir synthétiser ici. Tout cela, en tout cas, permet une somme inouïe d’interprétations qui nourrissent plusieurs espaces de réflexion, dont celui du féminisme, du lesbianisme, de l’espace et du temps, du rapport à la langue et ses usages.
Ses livres se succèdent depuis un demi-siècle. Les prix aussi. Notons seulement, pour mémoire, le prix du Gouverneur général, le Prix W.O. Mitchell, le Prix Molson du Conseil des Arts, le prix Griffin Poetry, le Grand prix du Festival International de la poésie de Trois-Rivières. J’en passe. J’en oublie.
Ce n’est que justice qu’elle obtienne cette année le prix Gilles-Corbeil, lui ai-je dit au téléphone en lui annonçant cette nouvelle. Elle était émue. Moi aussi. Nicole Brossard s’inscrit, en toute logique, dans la foulée de ceux qui ont mérité ce prix avant elle: Réjean Ducharme, Anne Hébert, Jacques Brault, Paul-Marie Lapointe, Fernand Ouellette, Jacques Poulin, Marie-Claire Blais, Victor-Lévy Beaulieu et Michel Tremblay.
À travers ses livres, Nicole Brossard apparait au monde comme la matérialisation dans l’écriture d’un désir de lucidité. L’influence qu’elle a eue et qu’elle continue d’avoir sur les écrivains, les écrivaines et les artistes de différentes disciplines et de différentes générations témoignent de la place majeure qui est la sienne. Pour cela, pour son pouvoir de suggestion et pour bien d’autres forces qui animent son œuvre et en assurent la vitalité, elle mériterait d’être remerciée et célébrée cent fois encore, au-delà du prix qui lui est remis aujourd’hui.
L’œuvre de Nicole Brossard est riche, exigeante, protéiforme. Elle n’est pas à ranger au rayon des divertissements plaisants que des psychopathes du profit à tout prix voudraient de plus en plus nous voir confondre avec la littérature, au milieu du cauchemar collectif de la consommation envisagée comme seul horizon humain, en tout et pour tout.
Cette œuvre demande un effort. Elle demande un engagement. Et c’est aussi pour cela qu’elle dure, qu’elle est là pour rester, pour se révéler dans la fraicheur sans cesse renouvelée de ce que nous appelons, à raison, les classiques. Oui, Nicole Brossard appartient sans conteste, depuis longtemps déjà, au petit nombre des classiques de son pays. Un pays qui est d’abord, avant toute chose, celui de la littérature.