Fondation
Émile-Nelligan

Éloge du lauréat du prix Ozias-Leduc 1992

Roland Poulin

Par François-Marc Gagnon
Président du jury

Les Anciens racontaient des mythes sur l’origine de la peinture. Ils prétendaient que la peinture était née du désœuvrement d’un berger qui s’amusa à tracer le contour de son ombre au sol, par un matin ensoleillé. S’écartant de l’ouvrage, il avait eu la surprise d’une ressemblance entre son profil et celui qui se trouvait tracé sur la terre. Ils racontaient aussi qu’une bergère nommée Débutade voulant fixer les traits de son amoureux qui partait en voyage se fit apporter une lampe et l’ayant posée sur un socle, traça la silhouette du jeune homme sur le mur. La peinture devenait ainsi une forme de l’amour. Mais surtout, ce que les mythes proclamaient d’une manière inattendue, était qu’avant d’être une représentation, un tableau est une action, un geste, une trace certes, mais une trace produite par un geste qui ne poursuit pas d’abord la ressemblance, puisque celle-ci surprend à la fin.

En comparaison, les légendes des Anciens, sinon sur l’origine de la sculpture, du moins sur ses vertus, paraissent plus pauvres. Il y est question de Dédale dont la statue d’Aphrodite pouvait bouger parce qu’elle était pleine de mercure ; d’une vache si parfaite qu’elle trompa le taureau blanc de Poseidon et permit à la mère du minotaure qui s’y était dissimulée son illicite union ; de Pygmalion, roi de Chypre qui sculpta dans l’ivoire une statue de femme si belle qu’il s’en éprit éperdument (Ovide, Les Métamorphoses, X, 243 et seq.)… La préoccupation majeure de ces légendes antiques sur la sculpture avec l’imitation servile de la réalité trahit leur origine hellénistique, donc tardive.

Il faut attendre les gestes fondateurs de la sculpture contemporaine pour retrouver quelque chose de la magie de ces premières légendes sur l’origine de la peinture. Je pense à Brancusi, décidant ou de supprimer le socle qui paraissait si obligatoire à la présentation des bibelots académiques ou de l’intégrer à la sculpture. Je pense à Carl André comprenant que la sculpture, avant d’être une opération d’addition comme dans le modelage, ou de soustraction comme dans la sculpture traditionnelle sur pierre, est d’abord un assemblage. Je pense à Robert Smithson, qui découvre qu’avant d’être un objet de contemplation, une sculpture est un processus, un faire, un certain rapport à un site, fut-il aussi perdu que le Grand Lac Salé, au milieu des déserts nord-américains.

Si nous honorons le sculpteur québécois Roland Poulin aujourd’hui, c’est, comme j’essaierai de le montrer, que lui aussi est allé aux origines de son art, que d’œuvre en œuvre, il nous propose un retour sur les fondements mêmes de son art, et que, nouveau berger fasciné moins par son ombre que par celle des blocs façonnés de ses mains, il a tracé, à sa manière, la carte de la sculpture contemporaine.

Je dirais que son œuvre nous fait comprendre trois choses tout à fait fondamentales : 1) la sculpture est la gestion d’un espace ; 2) la sculpture crée son rapport avec l’usager ; 3) la sculpture est » matière et mémoire » pour parler comme Bergson. Poulin nous fait d’abord comprendre que le sculpteur est une sorte de gestionnaire de l’espace que nous occupons. De par la disposition plus ou moins éclatée de ses éléments, la sculpture de Poulin sollicite – je ne dis pas impose, car il me semble que nous sommes invités, plutôt que poussés à le faire – de la part de l’usager une démarche, un parcours qui l’amène de surprise en surprise, tel élément invisible sous un angle se révélant très présent vu d’un autre angle. Si bien que finit par s’imposer cette idée au spectateur que cet espace dans lequel il évolue, il a bien fallu que quelqu’un en dispose avant lui, l’organise pour ainsi dire, le gère. Et c’est cette gestion de l’espace qui me paraît fondamentale à l’art de Poulin, qui me le fait percevoir comme le descendant des obscurs sculpteurs qui alignèrent les pierres de Carnac ou dressèrent des menhirs du nord de l’Angleterre jusqu’aux hauteurs du Golan en suivant la côte atlantique et celle de l’Afrique du Nord sur la Méditerranée. Avant d’être une femme nue, ou un cheval de bataille, une sculpture est une certaine organisation de l’espace.

Roland Poulin nous fait prendre conscience que le sculpteur gère l’espace en fonction d’un usager. Je dis usager plutôt qu’un spectateur ou un observateur, termes qui me paraissent convenir plus au théâtre ou à l’histoire naturelle, mais surtout parce que je crois que sa sculpture qui travaille toujours sur les conditions de la perception, implique nécessairement un usager. De même que le sculpteur gère l’espace, l’usager est entraîné par le rythme même des œuvres à une démarche qui n’a rien d’une contemplation passive, d’un point de vue unique. C’est que le niveau perceptuel où se situe l’œuvre de Poulin est toujours très direct. Ici, une structure pesante comme le béton, là, légère comme un treillis de métal, sollicitent tour à tour notre attention. Des formes apparemment simples, des carrés, des triangles, se révèlent à l’attention plus complexes qu’on l’avait d’abord cru. En réalité, ils sont des assemblages que l’œil met du temps à saisir et qui ont d’abord été marché avant d’être compris.

Je dirais enfin que les œuvres de Poulin ont une relation unique avec la mémoire. Ma collègue Johanne Lamoureux a parlé à propos de son exposition de « quasi-images ». On pourrait en dire autant de ses dessins, qui sont des quasi-images de ses sculptures et qui, par leur caractère de traces et d’ombre sur le papier, déjà transposés dans un autre milieu, plus près de cette matière mentale où nous conservons l’image de ce qui nous a frappé.

En honorant aujourd’hui Roland Poulin, nous rendons donc hommage à un sculpteur qui a su aller aux sources de son art, redéfinir d’une manière précise et originale les principaux paradigmes de la sculpture, je dirais même nous fournir les mots d’un nouveau mythe des origines de la sculpture, sauf que ce mythe n’est pas articulé en mots, mais bien en sculptures.

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