Fondation
Émile-Nelligan

Éloge du lauréat du prix Gilles-Corbeil 2011

Victor-Lévy Beaulieu

Par Lise Bissonnette
Écrivaine, journaliste, gestionnaire et présidente du jury

Au moment d’entreprendre la réédition de ses Œuvres complètes, Victor-Lévy Beaulieu fixa le tirage à 666 exemplaires parce que tel était, selon lui, le nombre de vrais lecteurs ou acquéreurs sur lesquels il pouvait compter au Québec. À une journaliste de Rivière-du-Loup, il confiait en avril dernier son désir de préparer un ouvrage sur Nietszche, qui s’intitulerait aussi 666, sans toutefois en donner la raison. À tourner ainsi autour du « nombre du Diable » ou du « chiffre de la bête » selon l’Apocalypse, où cherche-t-il à nous mener? Vers l’embrasement hallucinatoire où Abel Beauchemin est pourchassé dans ses deux derniers romans? Ou vers l’apaisement originel dont nous berce, dans un autre ouvrage récent, la compagnie des animaux? Ne cherchons pas à croiser des indices sauf pour apercevoir, dans le lointain d’un écrivain que nous croyons pourtant notre proche, une volonté de mettre en mots les débuts les plus simples et les fins les plus effrayantes de notre monde. Il n’y a jamais eu, au Québec, de projet d’écriture plus immense que celui de Victor-Lévy Beaulieu et même le géant prix littéraire Gilles-Corbeil, que nous lui décernons aujourd’hui, ne pourra en exprimer que des bribes.

Qu’a voulu dire le jury en s’entendant tout naturellement sur le lauréat? Il fallait d’abord parler d’écriture. Derrière le flot d’anecdotes, d’images, de controverses, d’exaspérations ou d’admiration que suscite le monument appelé VLB, il y a d’abord et avant tout, depuis près de cinquante ans, un verbe qui creuse son lit, coulée d’une syntaxe à la fois exigeante et libre qui, à elle seule, peut faire battre en retraite les caporaux de la littérature industrielle qui présentent désormais le renoncement au style comme une sorte d’avant-garde. Des promenades dans le pays de son père aux errances dans les théâtres de l’absurde où s’enfonce l’Afrique d’aujourd’hui, Victor-Lévy Beaulieu est le maître des tonalités, nous enveloppe d’une poésie aux rondeurs classiques ou nous heurte d’une langue hachurée, calquée sur les traîtrises de notre temps. On n’y sent jamais la ciselure pas plus que la brutalité calculée des effets. Il puise tout simplement le mouvement emporté de sa pensée dans l’entièreté de la langue française, telle qu’elle fut et telle qu’elle devient.

Et si forte, si particulière qu’elle soit, cette écriture ne porte justement pas ombrage à sa pensée. Nous avons peu de doutes sur ses propos : la couleur sombre des perversités, le chant mordoré des villages faussement endormis, les intensités violentes de Montréal et surtout de Morial-Mort, la cruauté des puissants et leurs tueries de l’ombre, la maladie qui ronge et qui éveille, le pays du Québec emmuré vivant et de son plein gré. Ces lieux de l’esprit et de la terre surgissent dans les livres avec des noms d’hommes, de femmes, d’animaux qui ne laissent pas de doute sur ce que nous sommes, les anciens et les nouveaux, qui aiment l’écrivain sans pareil mais redoutent son regard sur nos ardeurs courtes et nos impasses longues. C’est ainsi que, chez Victor-Lévy Beaulieu, la littérature n’est pas une métaphore de vies imaginées, elle EST la vie.

D’où l’autre pan de son écriture, l’acharnement qu’il met à nous faire passer par le chas de ses lectures, en proposant des milliers de pages sur des écrivains qu’on croyait découverts – Hugo, Joyce, Melville, Tolstoï, Voltaire, Foucault, Ferron, Thériault, Kerouac, bientôt Nietszche. On pourrait presque évoquer un genre littéraire inventé par VLB, des œuvres entières non seulement lues et proposées à notre vénération, mais moulées dans des incarnations nouvelles, générées à Trois-Pistoles par un lecteur qui cultive leurs propos comme il cultive son potager, par élagage, hybridation, arrosage, compost d’où émerge une nouvelle vie pour des œuvres universelles qu’on aurait crues, tout de même, peu voisines des chèvres et des moutons d’un village du Bas-Saint-Laurent. Et pourtant elles le sont, voisines, et étroitement. Ceux qui préfèrent voir en Victor-Lévy Beaulieu un coloré écrivain du terroir, ceux qui sont terrifiés à l’idée de lui offrir un micro dans leurs décors de galas aseptisés, sont des ignorants et n’ont d’évidence rien compris aux téléromans que leurs cérémonies prétendaient honorer. Les amours, les secrets de famille, les froids et les chaleurs que traversent les bourgeois et les modestes le long du fleuve, dans les téléséries signées VLB, étaient de l’Irlande de Joyce, de l’Amérique de Melville, de la France de Foucault, du Grand Nord de Thériault, des errances de Kerouac, et du plus ombré de la Russie de Tolstoï ou de l’Allemagne de Nietszche. Les écrivains sont tous appelés à faire de leur espace un monde, ils ne sont qu’une poignée à y être arrivés. Victor-Lévy Beaulieu est de cette « race de monde ».

Nous avons donc voulu saluer un souffle mais nous voulions aussi dire notre reconnaissance à l’éditeur qui, la littérature étant la vie, n’a jamais cessé d’accueillir et de solliciter « les mots des autres » d’où qu’ils viennent. Poètes, essayistes, romanciers ont publié hier sous le sceau VLB, aujourd’hui sous celui des Éditions Trois-Pistoles, les plus belles qui soient, avec leur papier d’ivoire, leur reliure conçue pour l’éternité, leur typographie qui connaît encore les beaux noms des caractères et leur contribution essentielle à la lecture intelligente. Bon an mal an, Victor-Lévy Beaulieu nous propose une vingtaine d’ouvrages et il y met tant de soin que la réédition de ses œuvres complètes prend du retard, si je puis me permettre le reproche amical autorisé par mon appartenance aux 666 acquéreurs.

Ce faisant, il a souvent frôlé la ruine, inquiété ses créanciers, irrité les allergiques aux entreprises qui ne sont pas de capitalisme insignifiant. Son action est en partie mécénat et se rattache ainsi, tout naturellement, au nom de celui qui a créé et doté le prix Gilles-Corbeil que nous lui remettons ce soir sous les réflecteurs d’un lieu, la Grande Bibliothèque, qui l’abrite depuis longtemps et dont les valeurs sont les siennes. Une harmonie qui correspond à celle d’un jury, unanime et sans réserve, qui a considéré comme un privilège d’être le passeur de l’admiration que fait naître et renaître Victor Lévy Beaulieu, en tous ses âges.

Au nom de la fondation Émile-Nelligan et des membres du jury (Martine-Emmanuelle Lapointe, François Paré, Stanley Péan et Lucie Robert), je lui remets le Prix Gilles-Corbeil et le confie à votre présence affectueuse, dont je vous remercie.

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